2003 / 2004 Reading Room for the Working Artist
Statement / Démarche
READING ROOM FOR THE WORKING ARTIST
(Salle de lecture de l’artiste au travail)
(d’après la Salle de lecture du club ouvrier de l’URSS, conçue par Aleksandr Mikhaïlovitch Rodtchenko pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925)
Je m’intéresse à la notion d’archives personnelles depuis 1993. Le point de départ Reading Room for the Working Artist (Salle de lecture de l’artiste au travail) est une photo en noir et blanc de la salle de lecture du Club ouvrier de l’URSS de Rodtchenko. Avec sa collection de documents, cette image a toujours éveillé en moi des images et des récits faisant appel à la fois à ma mémoire et à mon imaginaire. Lorsque j’ai décidé de m’approprier cette installation historique, je me suis d’abord plongée dans mes collections personnelles. J’ai ensuite effectué une recherche spécifique à ce projet, en vue d’élaborer une œuvre « archivistique » et de construire une histoire culturelle, quelque peu utopique mais intensément personnelle, de l’art et des artistes. Autrement dit, mon objectif était de créer un « lieu de mémoire » (Pierre Nora) où l’histoire du club ouvrier se mêlerait à l’histoire et au travail d’autres artistes, moi y compris. Par exemple, les idéaux artistiques et idéologiques de Rodtchenko, qui souhaitait offrir aux ouvriers un lieu de loisir et d’instruction, sont mis en parallèle avec les Time Capsules d’Andy Warhol et la Boîte verte de Marcel Duchamp, par exemple. Si Warhol n’avait aucun souci d’organiser sa matière, Duchamp pensait à ce qui allait devenir La mariée mise à nu par ses célibataires, même ; c’est ce type de polarité que j’ai mis en place dans les livres que j’ai produits à cet effet et qui font partie intégrante de l’œuvre.
Ce projet m’aura permis d’explorer la possibilité d’allier différents aspects de ma pratique, en particulier dans le contexte de l’École de design. Fait très important à mes yeux, j’ai pu travailler avec les étudiants et l’équipe de l’École pour créer et construire les différentes composantes de l’œuvre. J’ai pu arriver à un produit final relativement fidèle à l’original de Rodtchenko, mais qui en constitue aussi une interprétation puisqu’il a été réalisé à partir d’une simple photographie en noir et blanc.
À cheval entre l’art et le commissariat, le projet questionne également les frontières qui existent entre l’art et le design ; il aborde des enjeux liés à la théorie et à la pratique, aux sphères privée et politique, mais avant tout, il interroge les paramètres de l’activité artistique en termes de permission et de production.
PLANIFICATION, RECHERCHE ET CONSTRUCTION
Initiées au début de 1999, la recherche et l’élaboration de ce projet furent accélérées au cours de l’hiver 2000 lorsque je reçus l’invitation de Paulette Gagnon, conservatrice en chef au Musée d’art contemporain de Montréal, à soumettre un projet dans le cadre du concours pour la représentation du Canada à la biennale de Venise de 2001. Le projet ne fut pas retenu.
La Salle de lecture pour l’artiste au travail comporte plusieurs éléments, à commencer par le mobilier. Celui-ci ayant été réalisé à partir d’une photographie en noir et blanc de l’œuvre de Rodtchenko, ses proportions reflètent donc ma compréhension visuelle de cette image, de même qu’une conception contemporaine des proportions et du confort. Rim Ben Fredj (étudiante recommandée par Börkur Bergman) et Christian Ménard m’ont aidée à en dessiner les plans. Nous sommes arrivés au produit final en tant qu’équipe, au fil de discussions et en vérifiant constamment les prototypes. La décision d’utiliser une matière brute – du bois russe ou du contre-plaqué –, plutôt que le bois peint utilisé par Rodtchenko, s’est appuyée en partie sur le même critère (la photo en noir et blanc), mais s’est aussi prise après avoir vu, dans les corridors de l’École, les prototypes de meubles en bois russe produits dans le cadre de l’atelier donné par un collègue. Cette attitude correspond à ma volonté d’être à l’écoute de toutes les influences, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles.
Une nouvelle fonte typographique a été créée dans le cadre d’un stage en recherche typographique avec Raphaël Daudelin, un étudiant de premier cycle en graphisme. Nous avons d’abord considéré la structure de base de la fonte utilisée pour une indication dans le « coin Lénine » de l’œuvre de Rodtchenko. Raphaël a ensuite développé un alphabet qui était, au départ, un hybride de caractères romains et cyrilliques, mais pour des raisons de lisibilité, nous avons finalement opté pour un style purement romain et avons également changé l’indication initialement prévue, soit une dédicace à Marcel Duchamp et Man Ray, pour le mot BIBLIOTHECA.
J’ai donné de l’ampleur à la notion d’archives photographiques en ajoutant à mes propres collections d’images, ainsi qu’à celles recueillies en cours de recherche, de l’écrit (citations et extraits de récits, d’essais, de poèmes, de bibliographie…) et des objets trouvés (cartes postales, coupures de journaux, photographies…). Constituées d’une trentaine de sujets, le fonds d’archives que j’ai réuni s’est matérialisé en trois étapes : la collecte des documents, leur scanning et leur ordonnancement. Toutefois, la plupart des éléments proviennent de mes collections : aux œuvres de mes pairs s’ajoutent mes propres photographies, dont le développement a constitué la phase initiale du projet.
Le processus de création des livres a essentiellement pris la forme d’une lente construction des éléments sélectionnés dans les archives, réunis de manière à produire un document qui serait tout à la fois une sorte d’album ou de journal, une thèse sans texte, une œuvre visuelle, un ouvrage littéraire. Autrement dit, j’ai toujours tenté d’avoir une attitude multidisciplinaire envers cette œuvre hybride qui, finalement, s’avère une reformulation contemporaine de la Gesamkunstwerk, ou œuvre d’art totale. La réalisation de ces livres m’a également permis d’élargir le champ de ma pratique artistique en exploitant pour la première fois mes compétences de graphiste. (On sait qu’à l’époque de Rodtchenko, l’intégration de l’art et du design était beaucoup plus courante.) J’ai organisé la matière et décidé de sa présentation ou, plutôt de sa forme, chaque élément devant se suffire à lui-même. Cependant, puisque j’avais comme principe de créer des archétypes de livres, le design a été générique, de même que la reliure. Tous les livres comportent plus ou moins le même nombre de pages et les documents visuels y sont traités de manière relativement simple, soit une image par page. Parmi eux, un ouvrage pourrait servir en quelque sorte de catalogue à l’œuvre entière : celui qui est consacré aux modèles, VORBILDER, et qui a été conçu par Réjean Myette.
Enfin, Ephemeris, la dernière composante qui est un collage de films, est également le résultat d’une collaboration. Si le recours aux services de Réjean Myette a découlé d’un besoin de support technique, le travail avec lui s’est graduellement transformé. En collaborant à la conception de chaque livre, nous avons réalisé que nos forces étaient complémentaires. Nous sommes tous deux cinéphiles et, si l’idée et le concept du film sont de moi, le produit final reflète nos intérêts respectifs. Nous avons procédé par petites unités, soit des boucles d’environ quatre minutes, que nous avons recoupées et remontées pour obtenir un collage d’une durée totale de 16 min 6 s, accompagné et lié par la musique et présenté en boucle. Chacune des quatre boucles composant le montage final reprend essentiellement un même récit non narratif qui est légèrement autobiographique et fortement poétique – ce que vient souligner la musique. Il en résulte l’impression de souvenirs qui circulent, comme les mouvements aléatoires de la mémoire. Plus de quinze films sont cités, dont plusieurs extraits de films que j’ai réalisés, alors que des compositions de John Cage, à partir de la musique de Duchamp, constituent trois des quatre trames sonores. La quatrième boucle propose un collage des musiques d’Ennio Moricone et de John Zorn.
EXPOSITIONS
L’œuvre a d’abord été présentée en tant que work in progress à la Blaffer Gallery du musée de l’université de Houston au Texas, en janvier 2003. On y trouvait six chaises, une table, six livres, trois boucles du collage de films et la table d’échecs non complétée. Elle était cependant accompagnée d’un présentoir où se trouvait une collection de reproductions de livres (par exemple, deux livres de Duchamp) que j’ai accumulées au fil des ans.
En décembre 2004, l’œuvre a été montrée à la galerie Olga Korper à Toronto, sans la collection de reproductions de livres mais dans un état plus avancée, soit avec deux tables, douze chaises, douze livres et une version complétée de la table d’échecs. Pour cette dernière, j’avais travaillé avec Mario Baillargeon durant l’été pour 2004 pour refaire la table pivotante et y intégrer une feuille de métal servant à maintenir en place les pièces d’échec magnétisées. Toutes les pièces ont été conçues à partir de formes géométriques simples et taillées dans un morceau de bois rond. Après la production du prototype, les proportions de chaque pièce ont été ajustées et la version finale a été produite pour l’exposition. Tout juste avant le montage, j’ai décidé de peindre en noir une moitié de la table et des pièces de même qu’une chaise.
Je compte poursuivre ma recherche et ajuster le contenu des livres au fur et à mesure des présentations. Chaque exposition sera donc différente, l’œuvre s’adaptant à son espace et ses composantes s’ajustant à leur contexte et à leur environnement. Elle sera en évolution continue, comme je le souhaite.